Yéchoua’ est à la fois un faiseur
de miracles, mais aussi un formidable conteur d’histoires que dans la tradition
juive nous appelons des midrashim
(pluriel de midrash). Il ne fait en
réalité que suivre les méthodes des rabbanim
qui, pour enraciner leurs paroles dans les cœurs de leurs talmidim (disciples), illustraient par de petites histoires tel ou
tel aspect pratique de leurs enseignements.
Parmi ces dernières, il en est
une à laquelle nous nous attarderons plus particulièrement. Il s’agit de la
parabole (michal en hébreu) du semeur
que l’on retrouve notamment dans l’Evangile de Matthieu (13):
4
Le semeur sortit pour semer. Comme il semait, quelques (grains)
tombèrent le long du chemin ; les oiseaux vinrent et les mangèrent.
5
D’autres tombèrent dans les endroits pierreux, où ils n’avaient pas
beaucoup de terre : ils levèrent aussitôt, parce qu’ils ne trouvèrent pas
une terre profonde ;
6
mais, quand le soleil se leva, ils furent brûlés et séchèrent faute de
racines.
7
D’autres tombèrent parmi les épines : les épines montèrent et les
étouffèrent.
8
D’autres tombèrent dans la bonne terre : ils donnèrent du fruit, un
(grain) cent, un autre soixante, un autre trente.
9
Que celui qui a des oreilles entende.
Voilà une brève histoire dont il
nous faut remonter le fil pour en comprendre tout le sens. Yéchoua’ a dans le
chapitre précédent été confronté à une vive opposition des pharisiens qui sont
allés jusqu’à l’accuser de faire l’œuvre du diable (12.24) et le prendre pour
Belzébul. Le royaume de Dieu est à ce stade présenté par Yéchoua’ comme
l’instauration du royaume messianique (Matthieu 5) dont il en est lui-même le roi-messie.
L’avènement du royaume de Dieu, ou des cieux, est en réalité
la constitution d’un peuple sur la base d’hommes et de femmes qui suivent le
Messie. Si les disciples de Yéchoua’ espéraient plus ou moins secrètement voir l’établissement
ou la restauration du royaume de David (il faut se souvenir qu’ils sont sous
occupation romaine), à ce stade, il n’en est rien. Le message de l’Evangile
s’adresse d’abord au cœur de l’homme qui a besoin d’être purifié (Luc 11.38 à
42) et sanctifié.
Yéchoua’ ne laisse cependant pas
ses disciples sans réponse au sujet de la restauration du royaume d’Israël
encore à venir et, après la résurrection, il répondra si l’on peut dire à leur
question : Actes 1.6.
6 Eux donc, réunis,
demandèrent : Seigneur, est–ce en ce temps que tu rétabliras le royaume
pour Israël ?
7
Il leur répondit : Ce n’est pas à vous de connaître les temps ou
les moments que le Père a fixés de sa propre autorité.
8
Mais vous recevrez une puissance, celle du Saint–Esprit survenant sur
vous, et vous serez mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée, dans la
Samarie et jusqu’aux extrémités de la terre.
Chaque chose donc en son temps.
Le verset 8 laisse entendre d’ailleurs que la priorité des disciples va à
l’annonce du royaume et à l’invitation de tout homme à se repentir pour suivre
le Messie Yéchoua’ afin d’échapper au jugement à venir.
Dans cette première série
d’histoires, Yéchoua’ jette les bases qui permettent d’accéder au royaume.
Au-delà de la simplicité apparente de
l’image agricole, l’objectif final est bien entendu la mise en pratique des
conclusions du message. Que celui qui a des oreilles entende
n’est autre qu’une pressante invitation à ne pas en rester là, mais à chercher
à comprendre comment devenir un disciple du Messie, un citoyen de ce royaume.
L’interprétation du michal est d’autant plus facilitée que
Yéchoua’ donne lui-même les clés de lecture de son midrash.
18 Vous donc, écoutez (ce que signifie) la
parabole du semeur.
19 Lorsqu’un homme écoute la parole du royaume
et ne la comprend pas, le Malin vient et enlève ce qui a été semé dans son
cœur : c’est celui qui a reçu la semence le long du chemin.
20 Celui qui a reçu la semence dans les endroits
pierreux, c’est celui qui entend la parole et la reçoit aussitôt avec joie,
21 mais il n’a pas de racine en lui–même, il est
l’homme d’un moment et, dès que survient une tribulation ou une persécution à
cause de la parole, il y trouve une occasion de chute.
22 Celui qui a reçu la semence parmi les épines,
c’est celui qui entend la parole mais en qui les soucis du monde et la
séduction des richesses étouffent la parole et la rendent infructueuse.
23 Celui qui a reçu la semence dans la bonne
terre, c’est celui qui entend la parole et la comprend ; il porte du fruit
et un (grain) en donne cent, un autre soixante et un autre trente.
Yéchoua’ s’adresse ici en aparté
à ses disciples et leur livre le sens de ses paroles. La semence n’est autre
que la Parole du royaume du Messie qui est partagée avec les hommes. Or il semble
que tous ne la reçoivent pas de la même manière et seuls quelques-uns finissent
par accepter le message pour porter du fruit, les uns peu, les autres beaucoup.
L’essentiel étant de porter du fruit. Mais de même que dans un champ bien des
obstacles peuvent empêcher les graines d’arriver à germer et fructifier, il en va
également de la parole semée. Il y a d’abord le Malin, c’est-à-dire le diable
qui vient enlever ce qui a été semé
dans le cœur de celui qui ne la comprend
pas (v19.). Luc, dans son propre récit (Luc 8.5 et 12), nuance ses phrases
avec des mots un peu différents qui permettent de comprendre que ces premiers
auditeurs de la Parole n’accueillent pas cette dernière comme il conviendrait.
Ils la foule aux pieds, rejetant son
contenu. C’est ainsi que le diable enlève
de leur cœur ce qui a été semé.
Les seconds accueillent la Parole
avec joie, mais ils sont trop versatiles et abandonnent la partie dès que
survient la première épreuve. La foi ne passe pas le cap de la persévérance et
la bonne volonté s’éteint sans avoir franchi le premier pas vers la
sanctification.
Les troisièmes sont des graines
que la lumière ne parvient pas à atteindre, étouffées qu’elles sont par les
soucis de ce monde et l’attrait des richesses. Sans contact avec la lumière, ces
dernières ne portent aucun fruit.
Seules les dernières graines,
quelques-unes seulement, atteignent toutes les conditions pour enfin porter du
fruit. La Parole s’enracine dans les cœurs et y trouve bon accueil et l’espace
nécessaire pour fructifier et faire la joie du semeur. Seule compte en
définitive la semence qui germe pour
porter du fruit.
Que faut-il comprendre de ce michal au-delà des mots et des évidences
du texte et de ces explications ?... C’est que le contexte de la parole de
Yéchoua’ est assez surprenant et peut éventuellement être mal compris. Entre la
parole et son explication, le récit de Matthieu évoque un questionnement des talmidim et une réponse plutôt
énigmatique du maître.
10 Les disciples s’approchèrent et lui
dirent : Pourquoi leur parles–tu en paraboles ?
11 Yéchoua’ leur répondit : Parce qu’il
vous a été donné de connaître les mystères du royaume des cieux, et qu’à eux
cela n’a pas été donné.
12 Car on donnera à celui qui a, et il sera dans
l’abondance, mais à celui qui n’a pas, on ôtera même ce qu’il a.
13 C’est pourquoi je leur parle en paraboles,
parce qu’en voyant ils ne voient pas, et qu’en entendant ils n’entendent ni ne
comprennent.
14 Et pour eux s’accomplit cette prophétie
d’Ésaïe : Vous entendrez bien, et vous ne comprendrez point. Vous
regarderez bien, et vous ne verrez point.
15 Car le cœur de ce peuple est devenu
insensible ; Ils se sont bouché les oreilles, et ils ont fermé les yeux,
De peur de voir de leurs yeux, d’entendre de leurs oreilles, De comprendre de
leurs cœurs, Et de se convertir en sorte que je les guérisse.
16 Mais heureux sont vos yeux, parce qu’ils
voient, et vos oreilles, parce qu’elles entendent.
17 En vérité je vous le dis, beaucoup de
prophètes et de justes ont désiré voir ce que vous regardez, et ne l’ont pas
vu, entendre ce que vous entendez, et ne l’ont pas entendu.
A première vue, Yéchoua’ semble
indiquer que parmi son auditoire, il y en a à qui des mystères sont réservés – ses disciples - tandis que pour la
plupart, cette parole reste obscure. Ce n’est pas qu’il y ait ici des
« privilégiés » et d’autres qui soient délibérément laissés
incrédules. Partout dans l’Evangile, le salut est accessible à tous, même à
ceux qui sont intellectuellement moins dotés (Matt. 18.3 ; 19.14…).
Yéchoua’ cite alors une prophétie d’Esaïe qui annonce l’endurcissement d’une
partie de son peuple et le rejet du message messianique de Yéchoua’. Il faut
donc sans doute comprendre que le public entourant Yéchoua’, près de la mer de
Galilée, est en fait plutôt réfractaire à l’enseignement du Rabbi Yéchoua’. La
parabole qu’il vient de prononcer n’est sans doute pas inintelligible pour ces
hommes et ces femmes venus écouter le discoureur faiseur de miracles. Ce qui
pose problème, c’est de faire bon accueil
au message qu’ils ont entendu, bien plus qu’aux miracles dont ils ont été
témoins. C’est ainsi que la parole du Messie Yéchoua’ devient une occasion pour
beaucoup de s’endurcir davantage et ainsi d’accomplir la parole du prophète.
Les versets 16 et 17 contrastent
avec ce qui précède et montrent que les disciples qui ont bien accueilli leur
maître, comme le Messie qui devait venir, sont les bénéficiaires des mystères demeurés cachés aux générations
précédentes de prophètes et de tsadikim,
de justes. En parlant ainsi, Yéchoua’ n’élève pas ses disciples au-dessus de
tous, mais témoigne au contraire d’une grâce imméritée que même ceux qui les
avaient précédés n’avaient pu voir.
La semence tombée dans quatre
différents terrains suggère hélas que tous ne sont pas sauvés et qu’il en
demeure un grand nombre qui restent incrédules. On peut d’ailleurs établir une
comparaison avec un autre midrash que
l’on raconte à l’époque de Souccoth.
Il existe un commandement particulier qui consiste à lier
quatre fruits ensemble en une gerbe surnommée le Loulav, du nom de
l'espèce la plus grande, le palmier. Celle-ci doit être agitée devant la Soucca
vers les quatre points cardinaux
et également vers le haut et le bas. Ces quatre fruits sont : le loulav -le palmier ; le arava
- le saule de rivière ; l’étrog – le cédrat ; le hadas – le myrte.
Dans la tradition juive, ces quatre espèces représentent en
quelque sorte les différents « modèles » ou « types » de
Juifs, du pieux au moins pieux, ou encore différentes attitudes vis-à-vis de la
Torah. Cependant, de la même façon que ces fruits sont présentés ensembles, ces
quatre attitudes demeurent pour les rabbanim indissociables aux yeux de
Dieu, comme si dans la communauté juive, il s’y trouvait (et cela est
certainement vrai) des Juifs dont la piété peut être qualifiée « d’exemplaire »
à « honteuse ».
Si dans le michal
du semeur, les fruits du royaume sont les individus qui ont accueillis avec foi
le message de salut de Dieu, dans le midrash
de Souccoth, un même individu peut à certains moments recevoir positivement la
Parole et la mettre en pratique et à d’autres y être plus réservé et même la
rejeter. Si l’un s’inscrit dans la perspective du salut, l’autre illustre
plutôt le processus de sanctification du croyant. Qui peut dire qu’il a
toujours reçu la Parole avec joie et enthousiasme ?... Mais il est certain
que quel que puisse être le lieu où nous nous trouvons sur le chemin qui mène à
Dieu, nous ne pouvons pas rester indifférent à la Parole de Dieu, au message de
la Torah, aux paroles de salut de Yéchoua’.
Finalement, le midrash de Souccoth nous permet de considérer le type de fruit que nous sommes. Ces quatre fruits ont donc des
caractéristiques propres à signifier quelque chose de spirituel et forcent
le croyant et l’incroyant à considérer ses voies :
- Le myrte (hadas) sent bon mais n'est pas comestible. Il est d’une certaine manière la personne qui "oublie ce qu'elle a appris". Comme nous le résume admirablement l’évangéliste Marc (4.16 et 17) : Et pareillement, les grains qui sont semés dans les endroits rocailleux, ce sont ceux qui, quand ils ont entendu la parole, la reçoivent aussitôt avec joie et ils n’ont pas de racine en eux–mêmes, mais ne sont que pour un temps ; puis, quand la tribulation ou la persécution survient à cause de la parole, ils sont aussitôt scandalisés.
L’odeur a ceci d’être
éphémère et de se dissiper au premier souffle de vent. Celui qui reçoit la
Parole et ne la garde pas ne saurait plaire au Seigneur. Il ne laisse aucune
trace. Il est comme un fruit impropre à être consommé. Nombreux sont ceux à
nourrir beaucoup d’émotions, à s’enthousiasmer et à rechercher l’immédiateté de
la foi et ses effets bénéfiques dans l’assemblée des croyants. Ils sont cependant
les croyants d’un jour et dès que survient l’épreuve du quotidien, ils oublient
ce en quoi ils ont cru. Les soucis, la crainte de devoir changer et corriger
leur vie les effrayent et ils lâchent prise.
- Le palmier (loulav) est comestible mais n'a pas d'odeur. Il s’agit en quelque sorte de celui qui possède la connaissance de la Torah mais sans produire la moindre œuvre. Est-il possible de cumuler une connaissance académique de la Parole sans que cela ne produise d’effet dans la vie d’un individu ?... Sans aucun doute hélas. La connaissance enorgueillit, mais l’amour édifie (1 Corinthiens 8:1). Il en est hélas beaucoup qui sont attirés par les hommes ayant de grandes connaissances de la Torah, des traditions ou de l’hébreu. Mais la connaissance ne suffit pas pour connaitre le salut de Dieu. C’est un changement de vie, une repentance véritable et un retour à Dieu qui amènent l’offrande de nos vies à être un sacrifice de bonne odeur au Seigneur, un fruit agréable à Dieu. La connaissance est importante, mais sans effet concret dans la vie de tous les jours, elle est fade et sans odeur.
- Le saule de rivière (arava), quant à lui, n'a ni goût, ni odeur. D’une certaine manière et dans le contexte juif, il s’agit de celui qui est sans Torah et sans œuvres mais qui néanmoins fait partie du peuple juif. Nous en sommes solidaires et nous devons de l’intégrer au sein de la communauté afin de susciter en lui une prise de conscience et le ramener à la foi. La tradition juive a le souci de celui qui s’est éloigné de Dieu ou même qui n’a guère de préoccupations spirituelles. Le contact avec les croyants doit ramener le pécheur à un autre état d’esprit et à faire sa propre téchouva, son retour à Dieu. Que ce soit par les mots ou par des actes, même la situation de celui qui est sans saveur et sans odeur peut changer radicalement. Qui, sinon Dieu, peut faire ce miracle ?... Car il s’agit bien d’un miracle. Ce que le prophète Jérémie évoque dans des termes sans équivoque : Mais voici l’alliance Que je conclurai avec la maison d’Israël, Après ces jours–là, –– Oracle de l’Éternel : Je mettrai ma loi au–dedans d’eux, Je l’écrirai sur leur cœur ; Je serai leur Dieu, Et ils seront mon peuple. Celui–ci n’enseignera plus son prochain, Ni celui–là son frère, en disant : Connaissez l’Éternel ! Car tous me connaîtront, Depuis le plus petit d’entre eux jusqu’au plus grand, –– Oracle de l’Éternel ; Car je pardonnerai leur faute Et je ne me souviendrai plus de leur péché (Jérémie 31.33 et 34). Dieu est puissant pour agir au-delà de nos contingences et de nos limites humaines. Faisons lui confiance. Mes frères, si quelqu’un parmi vous s’égare de la vérité, et que quelqu’un le ramène, qu’il sache que celui qui aura ramené un pécheur de l’égarement de son chemin, sauvera une âme de la mort et couvrira une multitude de péchés. Proverbes 10:12 , Jacques 5:19-20.
- Le cédrat (étrog) est délicieux et sent bon. Nous avons gardé, si j’ose dire, le meilleur pour la fin. Dans la tradition, ce fruit délicieux à tout point de vue, c'est le type même du Juif érudit dans la Torah qui met en pratique ce qu'il étudie. Il est en quelque sorte celui dont la semence tombe dans la terre qui porte du fruit, comme le rapporte Marc (4.20) : Et les grains qui sont semés dans la bonne terre, ce sont ceux qui entendent la parole, et la reçoivent, et portent du fruit, l’un trente, et l’un soixante, et l’un cent. Ceci étant, c’est moins l’érudition que la mise en pratique de ce qu’il reçoit en étudiant la Parole qui fait la qualité de ce croyant. Mais il est un fait que nous devons, en toute occasion, chercher à approfondir notre connaissance de Dieu au travers de sa Parole et mettre en pratique ce qu’elle nous demande.
Le michal du
semeur ou le midrash de Souccoth sont pour le croyant, comme le non
croyant, un vibrant appel à considérer le message de Dieu, la parole de
Yéchoua’, avec la plus grande attention. Elle est puissante pour sauver celui
qui est loin comme celui qui est proche et faire en sorte que nous portions du
fruit.
Publication du Berger d'Israël : Décembre 2012.
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